Couverture de l'album |
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Roger
Leloup se tourne ensuite vers une histoire d'alchimiste
à Venise, depuis longtemps dans ses projets.
La localisation va changer : c'est Bruges, la Venise
du Nord, qui servira de décor.
"— Je me suis dit que la situation
initiale serait difficile à rendre, avoue-t-il.
Il aurait fallu aller vivre là-bas, déterminer
les bâtiments encore d'époque et ceux qui
ont été modifiés. Il m'était
beaucoup plus facile de transposer cela près
de chez moi, puisque j'avais Bruges sous la main. J'avais
l'occasion d'y réaliser toutes les photos nécessaires
et je disposais de nombreux ouvrages anciens pour comparer
l'évolution des sites. En vieillissant, on devient
moins mobile et plus attaché à son univers
habituel. Je suis allé en Chine et à Bali,
mais je n'aurais pas aimé tomber malade là-bas
et les longs voyages deviennent fatigants. J'ai la chance
d'avoir la faculté d'inventer complètement
mes décors pour Vinéa et de les recomposer
parfois sur base de documents pour certaines aventures
terrestres, mais, quand c'est possible, j'apprécie
d'avoir le site sous les yeux en le dessinant. L'imaginaire
travaille différemment selon qu'on se base sur
des photos ou qu'on a les lieux devant soi... J'étais
pris par le charme de Bruges depuis près de quarante
ans. J'y avais été pour la première
fois vers 1954-55 afin de dessiner pour Hergé
la grille du Musée Gruuthuyse, dont il voulait
se faire forger une réplique pour sa maison de
Céroux-Mousty. La ville était grise et
sale. Puis, tout à coup, il s'est mis à
neiger et le décor est devenu féerique.
On se serait cru dans un Bruegel. S'il y a une ville
où j'aimerais habiter, c'est là. Lorsque
je l'ai revue pour la préparation de mon récit,
j'ai été stupéfait de voir la qualité
de la restauration de la cité. Il y avait du
soleil, les pierres chantaient, c'était gai et
tout en délicates teintes d'aquarelle, un cadeau
fabuleux pour un coloriste." |
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—L'alchimiste devient un astrologue, car la sensibilité
de l'auteur perçoit autour de lui une réticence
à l'égard de cette ancienne profession qui sent
un peu le soufre. Même si le "diable" se révélera
en quelque sorte de la partie, il serait imprudent d'étaler
aussi ouvertement cette carte. Par ailleurs, son épouse
venait de lire un roman à succès de Coelho intitulé
L'Alchimiste et il ne voulait pas donner l'impression de marcher
sur les brisées de cet auteur.
La définition exacte du personnage a peu d'importance,
car les savants de l'époque mêlaient souvent un
peu de tout, astrologie, alchimie, etc. Le propos n'est d'ailleurs
pas d'évoquer la pierre philosophale ni les recherches
purement ésotériques, mais de rappeler un des
plus grands fléaux des siècles passés.
Même si nous disposons des moyens pour lutter contre les
épidémies, une réapparition de certaines
calamités jadis meurtrières sèmerait la
panique.
"— J'ai imaginé cette histoire à
une époque où l'on parlait du retour de
grandes maladies que l'on croyait avoir éradiquées
grâce au progrès. J'ai souhaité
utiliser cette peur comme base d'un récit. La
peste est quelque chose de terrifiant, une menace cachée
dans notre passé et dont nous espérons
bien être débarrassés. Il se fait
que deux épidémies de ce mal ont frappé
Bruges, au XIVe siècle, puis à la fin
du XVIe. Après une longue phase de documentation
et de réflexion, j'ai choisi la Renaissance pour
situer mon récit, au début du déclin
de la ville et des guerres de Religion. C'était
une période très marquée par le
diable. On y disait des incantations et des messes noires,
on le voyait partout. A un point tel que cela devenait
caricatural et que l'Eglise a dû réagir
pour lui redonner son aspect effrayant. Cette recherche
de contact avec le Malin semble être profondément
ancrée dans la nature humaine. Moi-même,
j'ai fait très longtemps un rêve où
j'étais le seul à savoir où j'avais
caché quelque chose et où j'avais peur
qu'on le découvre... C'était très
curieux cette sensation d'angoisse latente. J'en arrivais
à me demander ce que j'avais réellement
pu faire pour provoquer cette obsession. Je crois que
le diable est en nous. Nous le créons par notre
négativisme. Au Moyen Age, il était partout.
On le rendait responsable de tout ce qui ne tournait
pas rond. C'est un peu facile. Le diable, c'est le côté
malsain de l'Homme, notre Mister Hyde, le côté
noir de la force."
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La rue de l'âne
aveugle à Bruges. |
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Publié du 20 avril au 7 septembre 1994, dans les numéros
2923 à 2943 de SPIROU, L'Astrologue de Bruges sera
donc une recherche dans le temps. L'occasion de montrer la
vieille cité à deux époques bien distinctes
et de jouer sur un certain nombre de paradoxes temporels,
dont le souvenir de la présence de Monya et de Yoko
au seizième siècle sur une toile d'époque.
Leloup va faire revivre de manière fascinante la vieille
cité à la fin de sa période d'opulence.
"— Je ne suis pas un historien, mais il ne
faut pas pour autant trahir l'Histoire. Je me suis appuyé
sur un plan dessiné en 1562 par Marcus Gerards pour
guider les déplacements de Yoko dans la ville. Sur
base de photos et de croquis pris personnellement, de livres
historiques et de catalogues de musées, j'ai extrapolé
pour mêler le certain au probable. J'ai pris à
Hergé son plus gros défaut : la maniaquerie.
Mais également le fait de croire au personnage et au
décor où il se déplace. C'est ce souci
de précision dans la fiction qui fait que le lecteur
peut y croire aussi."
La jeune Rosée est cette fois du voyage et une nouvelle
amie, Mieke, se joint au petit groupe, à la plus grande
satisfaction de l'esseulé Pol Pitron. Les personnages
s'humanisent et laissent émerger leurs sentiments dès
que s'apaise le flux de l'aventure. Mais qu'on ne s'attende
pas à voir l'auteur dévoiler les secrets de
leur intimité !
"— Il est très difficile de donner une
vie sentimentale à un personnage de BD, remarque-t-il.
L'amour est quelque chose de trop intérieur pour se
traduire en dessin. J'évite même d'évoquer
les rêves de mes personnages. Hergé et Martin
faisaient cela parfois, mais je n'aime pas tellement cette
digression. Je trouve que ça fait messager qui vient
de l'au-delà et mes scénarii sont trop denses
par rapport au nombre de planches disponibles pour que j'aie
la possibilité de cet entracte dans la réalité.
L'histoire de Bruges est tellement riche en légendes
et en épisodes merveilleux que j'ai dû me priver
de nombreux temps forts. J'avais de la matière pour
deux albums..."
Comme dans les grands films classiques de sa jeunesse, le
mot “fin” apparaît généralement
lorsque le propos risque de devenir trop tendre. Ses personnages
ont droit à leur vie personnelle derrière les
images, mais l'auteur n'entend pas révéler les
secrets de leur intimité. Il n'en a guère le
temps, du reste, car les idées d'aventures nouvelles
se bousculent dans son esprit et construisent des cycles dans
l'œuvre générale.
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